Témoignages

Christian Ferras, mon partenaire.
Pierre Barbizet

Comment ai-je connu Christian Ferras? J'étais en train de passer un concours, le Concours Marguerite Long où j'avais obtenu une fois le cinquième prix, une fois le quatrième; c'était honorable. La deuxième fois, en 1949, je n'étais pas dans une grande forme. Il y avait un Concerto à deux pianos; pour moi, c'était le Quatrième Concerto de Beethoven en sol majeur. C'est Claude Helfer qui m'accompagnait au piano. A cc moment-là, je ne savais pas que Ferras était dans la salle: c'était encore le petit Christian. J'avais vingt-cinq ans, il en avait quatorze! 11 dit à son père, ce jour de juin 49 : " Je veux jouer avec lui ". Il n'a eu de cesse de réaliser son rêve.

J'étais professeur à Amiens, sa maman m'a écrit pour que j'y organise un concert pour son fils et moi. Ce que j'ai fait. Le concert était fixé au Conservatoire d'Amiens, en novembre 49, à 15 h. On devait répéter le matin: pas de Ferras! On essaie de lui téléphoner, mais il est introuvable. Je croyais qu'il avait oublié le concert... et je m'apprêtais à. donner un récital de piano. A 15 h 15, il arrive avec sa famille: ils avaient raté le train du matin. Il enlève son pardessus, déplie son violon. Nous commençons par Sonate de Mozart en la majeur, qui est très difficile, surtout comme mise en place. C'était ÇA, nous ne l'avons pas mieux jouée de suite ensemble, on respirait ensemble, c'était le duo.

Les origines de Ferras? Il a été élevé d'une façon bizarre. Ses parents, hôteliers au Touquet, avaient subi des dommages de guerre. Et, en attendant qu'on reconstruise son hôtel, son père s'était installé dans le Midi, à Nice. Il était dans les assurances, et allait aussi chez les antiquaires. Un jour, il trouve un petit violon chez un antiquaire. Il lui remet des cordes et l'apporte à son fils, malade. Il explique à Christian le maniement d'un violon. Du premier son qu'il en a tiré, son père s'est aperçu qu'il était devant un talent. La première note était belle !

Dès cet âge de six ans, Christian s'est mis à travailler le violon deux heures par jour. A neuf, il jouait le Concerto de Beethoven à Nice. Il eu un très bon professeur, Bistesi, élève lui-même d'Eugène Ysaye: soit la grande école franco-belge. Puis, à 13 ans, Ferras est entré au Conservatoire de Paris (chez Calvet) et, à ce moment-là, il faut bien avouer qu'il a commencé à nourrir sa famille. Tout cela avait un coté saltimbanque, comme disait de Liszt la comtesse d'Agoult. Il se sentait très fier de bien jouer, et il avait sa famille à charge à treize ans! Le résultat est qu'il n'a pas eu de vie d'enfant, il n'a pas connu le gaspillage! Il a muri trop vite.

Quand il m'a trouvé, il a connu en moi la littérature: je lui parlais de Goethe, de Shakespeare. Il adorait que je lui parle, en voiture, de théâtre. Très susceptible, il n'aimait quand même pas que je lui fasse des cours! Je l'entraînais dans les musées, à Florence, Venise, Chartres, en Espagne aussi: les Greco de Tolède, du Prado, ces gens "digérés", comme dit Aldous Huxley dans Along the road. Sur la plage, en vacances, il m'a eu comme partenaire au football. Nous faisions de la culture physique; il était plus robuste que moi, mais je me défendais... Il eu en moi un compagnon de jeu, d'esthétique aussi. Je crois avoir eu un rôle assez bénéfique.

A l'époque, nous travaillions tous les matins: une heure, trois heures... Nous apprenions par cœur les sonates en voiture, dans les tournées. Chacun apprenait sa partie; si l'un des deux avait un trou de mémoire, l'autre reprenait. Nous choisissions nos programmes en fonction, presque toujours, de ce qu'on nous demandait. Je me souviens qu'après cette séance mémorable d'Amiens, nous avons dû partir en Espagne. Il souffrait d'un panaris, et j'ai joué à sa place. Nous y sommes revenus, et on nous demandait Brahms, Kreutzer bien sur, que je connaissais bien pour l'avoir travaillée, beaucoup plus jeune, avec ma mère, qui était violoniste. J'ai fait de la musique de chambre depuis l'âge de six ans, alors que Christian n'avait pas eu autant d'occasions.

Nous avons travaillé toutes les grandes sonates du répertoire : l'intégrale des Sonates de Beethoven, cinq ou six Sonates de Mozart, les trois Sonates de Brahms, les deux Sonates de Fauré, que nous avons enregistré chez Pathé-Marconi... Il y en avait quarante au total.

Les répétitions étaient souvent émaillées de plaisanteries. Un jour, il y avait une dame qui tenait absolument à nous écouter, et ça nous embêtait. Elle se piquait de tout savoir, et nous avons voulu lui jouer un morceau qu'elle ne connaissait pas: nous avons improvisé une sonate. La dame s'est installée; j'ai commencé quelque chose, et Ferras m'a suivi. C'était la première fois que nous improvisions; il faut que ce soit organisé, que se dessine un thème, un développement. La dame était très épatée, elle ne connaissait pas cette œuvre. Je lui ai répondu que c'était la troisième sonate" de Bartok!

Quand on déchiffrait une sonate, Ferras et moi, très souvent on la jouait "à la quelqu'un". Par exemple, je jouais "à la Kempff', lui "à la Menuhin". On faisait des pastiches; et aussi, on travaillait beaucoup seuls. Ce que les élèves n'imaginent pas toujours, c'est que la musique de chambre consiste il travailler sa partie comme un concerto: la savoir aussi bien que si on devait jouer tout seul. Et il faut savoir aussi bien les parties des autres: à ce moment-là, on est avec chacun. A deux, on est finalement trois parce qu'il y a deux mains et un violon. On est à trois voix, mais il faut que le violoniste écoute aussi les deux autres voix.

Le 24 mai 61, c'était l'explosion! Je ne sais pas comment je me rappelle le début de la critique de Gavoty dans Le Figaro, que Ferras m'a apportée chez moi le lendemain: " N'y allons pas par quatre chemins: il n'y a pas un tandem capable de rivaliser avec celui-là ". Nous n'en revenions pas! Et c'était presque gênant: il y avait de grands aînés que nous écoutions avec religion, Francescatti-Casadesus, par exemple. Gavoty insistait particulièrement sur ma main gauche; je m'en suis aperçu après: je mets très peu de pédale.

On n'a pas retrouvé la sonorité de Ferras, c'était quelque chose de merveilleux. Je joue maintenant les mêmes œuvres avec d'autres violonistes, excellents. Ils ont leur sonorité; mais lui avait une espèce de chaleur de son, de velouté. Il lisait très bien, avec cette justesse de son, cette maîtrise du violon, exceptionnelle de facilité. Et il me sentait, il sentait ce que j'allais faire. Et quel humour! Dans la Sonate d'Enesco, qui est très tzigane, il nous arrivait de pouffer de rire quand il imitait la voix humaine. En somme, une fantaisie dans la rigueur; en musique, la complicité est quelque chose de miraculeux.

Personnellement, je ne vois pas d'héritier à Ferras, même parmi ses élèves; sauf, peut-être, Augustin Dumay. La chance, c'est de trouver un autre qui soit votre complément: ces identités qui s'ajoutent pour faire une seule et même chose. Ferras a été la chance de ma vie: j'ai retrouvé d'excellents camarades, d'excellents musiciens. Mais je n'ai pas retrouvé ÇA.

Ferras et moi, nous resterons comme les interprètes qui ont toujours cherché à faire vivre ce qui est écrit, en particulier dans la sonate de Debussy et dans celle d'Enesco. Mon espoir, c'est que nos enregistrements feront progresser les jeunes qui sentiront la réalité du texte.

Propos recueillis par Georges Farret
Marseille, 3 mars 1987

Témoignage d'Antoine Goléa

C'était en 1944, je faisais une conférence au cercle de l'Artistique de Nice, lorsque, à la fin, le public parti je vis s'avancer vers moi un monsieur tenant par la main un bambin qui pouvait avoir une dizaine d'années, portant sa boîte à violon, " Maître ", m'entendis-je dire, et Dieu sait que j'ai toujours détesté qu'on m'appelât ainsi, " maître, pourrais-je vous prier de m'accorder une grande faveur ? Voici mon fils, il vient d'obtenir un premier prix au Conservatoire de Nice, et tout le monde nous conseille de l'envoyer poursuivre ses études à Paris ; mais nous voudrions être sûrs, car ce déplacement serait lié pour nous à de grands sacrifices, nous voudrions être sûrs que cela vaudrait vraiment la peine. " Je ne pouvais pas refuser, quoique semblable responsabilité fût lourde à porter, et je demandai ce que le jeune homme comptait me jouer. Le Concerto de Beethoven, me répondit le père. Certes, j'avais déjà entendu Yehudi Menuhin le jouer sur la scène de l'Opéra de Paris à l'âge de huit ans, mais je reçus tout de même un choc, car ce sont là des cas très exceptionnels ; pas plus, cependant, que les vrais virtuoses qui parcourent le monde, et qui représentent peut-être un pour mille de tous les violonistes existants, sans parler des ratés, Je consentis, me demandant pourtant qui allait accompagner le gosse, car je n'ai jamais appris à jouer convenablement du piano, Alors, je vis se lever d'un coin de la salle, où je ne l'avais pas observée jusque-là, une femme sans âge, aux cheveux gris et au teint de p1omb, " Madame Diabledoux, accompagnatrice à la classe de maître Quattrochi, a bien voulu se déranger pour accompagner mon fils. " Je fis signe que l'on pouvait commencer, et je m'assis dans un coin au fond de la salle. Ce quej'entendis était stupéfiant : Tout le premier mouvement du Beethoven, joué impeccablement sur le plan technique, une justesse et une clarté sans faille, une vélocité qui semblait couler de source, ne poser aucun problème. Musicalement, il y aurait eu beaucoup à dire, cela manquait de maturité, évidemment ; mais sur le plan du violon, c'était parfait, il n'y avait pas d'autre mot, Je conseillai vivement à l'heureux père d'envoyer son fils à Paris. Trois ans plus tard, âgé de treize ans, celui-ci récolta rue de Madrid, dans la classe de Benedetti un brillant premier prix, premier nommé à l'unanimité : il se nommait Christian Ferras.

Antoine Goléa
Je suis un violoniste raté 1972

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Témoignage de Bernard Gavoty

1946. En culottes courtes, un garçon de treize ans obtient le 1er prix de violon au Conservatoire de Paris. Il interprète le premier mouvement du Concerto de Brahms avec une aisance et une autorité rarement acquises à cet âge. Guère de mérite à lui prédire un avenir exceptionnel. N'a-t-il pas un présent et, déjà, un passé?, L'année précédente, il a cueilli d'emblée, comme sans effort, à la pointe de son archet, un prix de musique de chambre dans la classe de Joseph Calvet : cela ne s'est jamais vu. D'où vient l'enfant prodige ? Du Touquet, où il est né, en 1933. Un jour, son père lui a mis entre les mains un " trois-quarts " aussitôt adopté comme un jouet. Né violoniste : c'est son horoscope.

1952. Georges Enesco félicite le jeune homme, devenu son élève, d'avoir joué sa 3ème Sonate dans le style populaire roumain, " comme s'il l'avait écrite ". L'instant d'après, il le remet dans les durs brancards du travail, et lui transmet certain ferment d'inquiétude qui lui fera rechercher sans trêve un phrasé meilleur, une sonorité plus persuasive, une conception plus exigeante.

1964. Christian Ferras enregistre pour la Deutsche Grammophon Gesellschaft le Concerto de Brahms avec l'Orchestre Philharmonique de Berlin, sous la direction d'Herbert von Karajan. Entre le soliste et le chef, l'étincelle d'une émotion commune a jailli, Karajan a enfin trouvé ce que, depuis longtemps, il cherchait en vain : une exactitude sensible, un jeu limpide, mais profond - ce " mystère en pleine lumière " chanté par Barrès. Tour à tour, les Concertos de Sibelius, de Beethoven et de Tchaïkowsky sont gravés dans un pareil élan de communion artistique. Beaucoup de confrères envient Christian Ferras d'être le violoniste préféré de Karajan. Sur une photographie, j'ai déchiffré, dans un lacis de hautaines pattes de mouche une dédicace qui met un sceau royal sur la carrière de Ferras : " En admiration pour la merveilleuse collaboration, Herbert von Karajan "

Il faut craindre l'inflation verbale, autant que la timidité. Pesant les inconvénients de l'une et de l'autre, je n'hésite pas à ranger Christian Ferras parmi les dix plus grands violonistes de notre temps. Les neuf autres, par égard pour les omis, je ne les citerai pas !Mais Ferras a sa place marquée dans le cœur des figures de proue. Si Oïstrakh est royal et Stern contagieux, si Francescatti a une sonorité de soleil levant, si Menuhin s'auréole à certains jours d'une bonté qui éclipse maintes beautés et relègue tous les exploits, Ferras a pour lui une qualité souveraine : la variété. J'ai peine à croire que le même archet arrache au même violon, fût-il le célèbre "Milanollo", tantôt les fermes propos de Bach, tantôt les fiévreuses confidences de Schumann - mais aussi bien les volutes séraphiques d'un andante de Mozart et les rudes copeaux d'une pièce de Bartok. Son jeu varié comme l'arc-en-ciel, Ferras le doit à un privilège de sa nature qui est d'être l'homme de la situation, mieux : de toutes les situations. Loin de s'attacher exclusivement aux concertos " qui rapportent ", il se dévoue le plus volontiers du monde aux ouvrages modernes et, tout autant que le récital, il cultive la musique de chambre. S'il règne à la tête d'un orchestre, il brille dans un duo par cet effacement éclatant qui met en relief la vraie discrétion.

Bernard Gavoty
1964

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Divers

Christian Ferras a été un magnifique violoniste au tempérament chaleureux. J'ai eu le privilège de le renconter et de l'entendre maintes fois. Il avait une magnifique sonorité, il était excellent musicien, avec une technique sans faille. Sa collaboration avec Pierre Barbizet nous a laissé des enregistrements d'une grande perfection musicale. La grande carrière qui lui était promise s'est malheuresement terminée trop tôt.
Zino Francescatti
La Ciotat, 1987



J'ai connu Christian Ferras adolescent. Nous avons travaillé et joué ensemble le Concerto d Alban Berg : il était habité à seize ans comme l'était Menuhin à douze, et doté d'une excellente technique. Ensuite, Ferras a beaucoup joué, avec des personnalités différentes. Sur le tard, chacun sait qu'il a eu des problèmes, la conscience, peut-être, de jouer moins bien. Comme je le dis souvent à mes élèves, devenir meilleur est finalement assez facile ; le plus difficile est de rester au même niveau. Ferras était brave et honnête. On pourrait dire que Ferras s'intéressait en priorité à ce qui brillait dans une œuvre et rendait l'interprète heureux. Mais Ferras n'était pas superficiel ! Face à une œuvre d'art, les Français privilégient en général le message terrestre plutôt que le message philosophique. Ferras était ainsi, bien qu'habité d'une véritable profondeur.
Charles Bruck
1993



Son génie, c'est le pressentiment du jeu de l'autre.
Herbert Von Karajan

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